Le confinement généralisé est entré en vigueur en Corse, comme partout en France, mardi 17 mars, à midi. Une de nos journalistes raconte ses journées. Ce dimanche, elle nous invite sur son toit.
►Retrouvez le chapitre 18 :
Chapitre 19 : La (triste) poésie d’un monde…
Et si je vous emmenais sur les toits ? Je devrais dire « sur mon toit » mais je trouve le pluriel beaucoup plus poétique !
D’ailleurs j’emmène aussi un poète sur les toits, j’emmène Aragon. J’ai commencé plus d’une fois sa biographie avant, mais il me manquait la concentration pour avancer vraiment. Je ne sais pas si j’en ai plus aujourd’hui bizarrement, mais, en tout cas, j’ai envie d’évasion et de mots jolis.
Images : Céline Lerouxel
J’ai hâte d’arriver à l’Aragon fou d’Elsa pour découvrir ce « frémir d’aimer qui n’a pas de mots ». C’est mon côté midinette, un peu d’amour dans ce monde de bruts. Je me demandais pourquoi ce morceau de poème me revenait soudain en mémoire et j’ai compris après : à cause des mains. Donne-moi tes mains pour l’inquiétude/Donne moi tes mains dont j’ai tant rêvé/Dont j’ai tant rêvé dans ma solitude/Donne-moi tes mains que je sois sauvé.
Depuis hier, ça me démange. J’ai envie de toucher, de bisouiller, d’étreindre, tous ces gestes qui manquent à ma vie ces derniers temps. Je n’en peux plus de la distance, j’ai l’impression qu’au lieu de perdre mon latin, j’en retrouve ses origines : les mediterranéens que nous sommes aiment toucher. Se toucher.
La prose de l’humain…
Est-ce que le soleil amenait cette même envie chez les autres, je veux dire autrement que par sa propre caresse (au soleil) ? En tous les cas, de mon toit, les bruits de la ville montaient plus denses que d’ordinaire (l’ordinaire du confinement j’entends).
Je me suis demandée si, comme moi, les gens ressentaient soudainement le besoin d’aller au contact. De se faire chaud au cœur. J’avoue que j’ai peut-être projeté sur les autres mes propres émotions. Sans doute que j’avais moi-même très envie de me faire chaud au cœur. A cause d’un homme dont je vais vous parler maintenant.
Je l’ai vu il y a quoi, deux mois peut-être ? En fait, je n’avais pas rendez-vous avec lui mais avec mon ami. Et, justement, mon ami était en rendez-vous et c’est lui que j’ai vu en premier. Juste pour le saluer au départ. Il a cependant entendu cette touche négative dans ma voix malgré le sourire et m’a dit, « assieds toi ». Alors, je me suis assise et on a parlé. Il a insisté, « je ne peux pas te laisser penser que tu n’es pas à la hauteur, ce n’est pas vrai ». Chacun de mes arguments était battu en flèche par son assurance. « Je peux te dire que tu n’as pas le droit de douter, surtout pas de ta valeur », m’a-t-il dit avant de déterminer la marche à suivre concernant l’autre problématique que je lui avais amenée.
Quand mon ami est arrivé, il a dit, « il va falloir s’occuper d’elle, ce n’est pas possible comme ça ! ». Bref, il a pris soin de moi. Cet homme, je l’avais rencontré il y a un peu plus d’un an à l’occasion d’un reportage. J’avais aimé la manière qu’il avait de s’effacer devant son sujet. Un sujet d’une grande humanité qu’il m’avait servi sur un plateau. Je ne vous donnerai pas son nom parce que j’ai mes raisons. Aujourd’hui, sa réalité m’a rattrapée : lui, ne peut plus prendre soin de sa personne, il a besoin de toute une équipe de « réa » pour ça.
L’homme que je viens d’évoquer ne fait pas partie de mes proches, loin de là. Par contre, il est de ces personnes que vous croisez professionnellement et auxquelles vous vous attachez après avoir gratté. Je vous assure que j’ai mal dormi cette nuit et la nuit d’avant. J’ai repensé à cet extrait de reportage qui s’était affiché, vendredi dernier, dans mon fil d’actualité Facebook. On y voyait un médecin annoncer à un homme de 74 ans qu’il était atteint du coronavirus. Ce même médecin téléphonait ensuite à un de ses confrères pour être certain. Certain que sa décison de ne pas sauver ce patient était la bonne.
L’appareillage respiratoire devait être réservé à l’usage d’un autre. Un autre (potentiel) dont l’état général serait plus compatible avec le mot « survie ». On voit le dit médecin accuser le coup quelques secondes lorsque, à l’autre bout du fil, son collègue confirme la sentance. En plus de soigner, on demande aujourd’hui aux soignants de choisir, le moment est terrible. Le patient condamné est ensuite poussé sur un brancard dans les couloirs. Il parle, mais on sait déjà qu’il ne ressortira pas vivant de l’hôpital. J’ai alors songé au chef de service de « réa » du centre hospitalier d’Ajaccio que j’ai vu vendredi soir en interview dans le JT. Il est apparu souvent dans le Corsica Sera ces derniers temps mais c’est la première fois qu’en le regardant je me suis dit, « comme il parait usé et fatigué ». Comment en serait-il autrement ?
La vie vue d’en-haut…
L’homme dont je vous parlais avant ma digression est jeune, il fait donc partie des priorités. Il n’en demeure pas moins plongé dans le coma et, ce qui lui arrive, n’est que l’expression de ce qui pourrait aussi nous arriver. Lui qui m’a parlé il y a quelque temps de ma propre valeur me fait réaliser aujourd’hui la valeur d’une vie. De nos vies. Oui, tout nous démange, l’envie de bouger, de se toucher, de s’étreindre, mais, le faire maintenant, n’est-ce pas le plus mauvais pari sur l’avenir ?Je me disais cela en entendant le regain de bruit qui montait de la ville, perchée sur mon toit. J’ai, pour ma part, pris le parti de convoquer les poètes pour être touchée. C’est aussi joli (et beaucoup plus prudent en ce moment).
Il faisait bon, hier, sur mon toit, mais figurez-vous, qu’au moment de l’ouvrir, je me suis aperçue que je m’étais trompée de livre. Au lieu de la biographie d’Aragon, j’avais pris mon livre de recettes! Heureusement, mon voisin est bientôt venu me sauver de cette déconvenue : lui aussi avait envie de profiter du soleil !
J’ai donc parlé à Nicolas de mes états d’âme, il m’a fait part des siens. Je n’ai pas parlé des mains dans le poème d’Aragon à Elsa, mais mon voisin m’a montré ses pieds. Oui, il était monté en chaussettes (canadiennes), le soleil était chaud, il les a retirées.
Et là, j’ai découvert ses pieds… mais je garde ça pour un prochain billet !